Le témoignage

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témoignage  Une application à tester en préparant un témoignage : Témoin, seulement mais pleinement.

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Le témoignage : comparaître pour vivre en fraternité

En forme d’introduction à la « petite école du témoignage[1] »

Par Michel Kocher, théologien, directeur de Médias-pro                                         Mars 2016

 

Version revue pour le WEB ; l’original est paru dans la revue Hokhma

 

Résumé

Généralement le témoignage n’a pas bonne presse dans les milieux dits éclairés. Il est pourtant au cœur de la vie de l’Église, du croyant et de la société. Aujourd’hui il peut être envisagé comme l'un des leviers de construction de soi dans une période de profonde crise identitaire en Occident. Les modalités du témoignage sont diverses, mais ses articulations, trinitaires, spirituelles et sociales gagnent à être clarifiées. Dans leur vie, les disciples du Christ sont témoins de l’action de l’Esprit soufflant sur la création qui gémit. Cette proximité les place en situation de rendre compte, de témoigner, de ce qu’ils traversent et observent. Mise en paroles et en gestes, le témoignage se déploie comme une réponse, unique et contextuelle, au cœur des diverses formes de « comparution pour le vivre ensemble ». Le témoignage est ainsi une invitation à cheminer en fraternité, vers un même Père. Quatre formes de fraternité sont ici suggérées, qui chacune puise aux sources du témoignage chrétien.

 

Je fais partie d’un groupe de théologiens et pasteurs qui se rencontre régulièrement depuis des années. La richesse de ce groupe a toujours été la diversité des situations ecclésiales, des réflexions théologiques et des cheminements spirituels dont ont été témoins ses membres. Une diversité, on s’en doute, qui est parfois dissonante quand ce n’est pas confrontante ou potentiellement clivante. Pour continuer à se rencontrer dans la fraternité, le groupe a dû chercher à aller au-delà du simple échange. Il a donc cheminé au risque du témoignage, revisitant en cela une pratique qui a ses lettres de noblesse dans les sphères piétistes, évangéliques ou pentecôtistes. Chaque participant peut évoquer tel ou tel élément de sa vie, de son cheminement, de ses engagements, sous la forme d’une parole libre, à laquelle les participants peuvent faire écho.

 

L’expérience s’est révélée souvent lumineuse, parfois tendue, quelquefois impossible. Quand à la barre le témoin devient juge, son témoignage fait exploser le dispositif du rassemblement. Les participants doivent alors choisir, non pas un chemin de vie, mais un camp, celui des d’avocats ou de la partie civile. Le procès qui se met en place n’est plus celui de la parole de vie, mais celui d’une personne ou d’une institution. La fraternité qui préside à la rencontre disparaît. J’écris ces lignes à mes lecteurs, connus et inconnus, comme une exhortation à la persévérance, à (re)trouver une forme de témoignage authentique, non jugeante et porteuse de vie.

 

Qu’est-ce à dire ? Comme c’est le cas dans nombre de conseils de paroisses ou de groupes chrétiens, les témoignages (ap)portés ne sont pas de simples descriptions de faits. Ce sont des contributions qui éclairent la réalité, chacune à sa manière, unique et fortement contextuelle. Dans l’éclairage même qu’elles posent et proposent, ces contributions sollicitent, voir mettent en route une forme de fraternité, qui permettra à chacun sur son chemin de foi et de vie de se trouver plus solidement relié. Traditionnellement la théologie insiste sur la dialectique entre témoin et témoignage[2]. Nous proposons ici d’y introduire un troisième terme, la fraternité. Témoin, témoignage et fraternité sont ainsi les trois dimensions d’un vivre ensemble ecclésial, mais, plus largement sociétal. Elles sont en tensions, mais aucune ne peut se passer de l’autre. Témoigner sans être témoin de quelque chose serait une duperie. Un témoignage qui n’inviterait pas à une fraternité renouvelée ne serait guère christique. Une fraternité qui se ferait sans témoins n’aurait pas d’épaisseur sociale.  Essayons d’articuler ces trois dimensions.

 

 

  1. Le témoin : une proximité au souffle de vie

 

Le vocabulaire biblique emprunte beaucoup au vocabulaire juridique, le mot témoin en fait partie. C’est dire que la posture de témoin de la révélation est à prendre au sérieux, dans ce qu’elle implique de connaissance directe, oculaire, personnelle de faits, ce dont l’évangéliste Luc atteste par son travail. La posture du témoin et son ancrage dans une forme de référencialité incontournable sont donc centraux. C’est sur elle que la tradition apostolique s’est construite, reposant sur les nombreux témoins de la mort et de la résurrection de Jésus.

 

Les témoins oculaires de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus ayant tous disparu, le mot en vient-il à perdre son sens juridique, au profit d’une dimension existentielle ? Un peu sans doute, mais pas complètement, pour autant que se poursuive, dans un processus plus long et plus large, le procès de cette parole d’amour et de réconciliation manifestée dans la personne et la vie de Jésus, procès de l’humanité dont nous sommes invités à être des témoins là où nous sommes. Le mot de témoin n’est pas réservé à ceux qui ont connu Jésus selon la chair. Paul et d’autres, qui l’ont connu et confessé comme le Vivant  (Ac 22, 15 ; 26,16), sont aussi des témoins.

 

Autrement dit, ce qui commence avec le témoignage de Jésus se poursuit avec celui des apôtres et de leurs contemporains, sans toutefois s’arrêter à cette génération. De nouveaux témoins, poussés par cette même parole de vie, prennent les relais narratifs, dans une succession non prévisible, que chacun peut invoquer, appeler à la barre. La force de cette succession est attestée par la pérennité du sens juridique du mot témoin. Aujourd’hui comme hier, les grands (mais aussi les petits) « témoins de la foi» jouent un rôle irremplaçable. Ceux qui ont laissé des traces dans les Écritures, dans les traditions et dans la mémoire du peuple de Dieu, offrent, en tant que « témoins », une proximité à la source. Elle se reconnaît à l’autorité qui leur est conférée.

 

Cela dit, un autre emploi du mot « témoin », apparaît plus tardivement, et ce n’est pas un hasard. L’œuvre de Dieu continuant, il faut pouvoir le dire, avec les mots usuels (témoins, témoignage), mais dans un sens qui souligne cette continuation. Dans les écrits johanniques, plus tardifs, le témoin par excellence sera le Saint-Esprit. « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi ; et à votre tour, vous me rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement » Jn 15, 26s La succession des témoins, toute nécessaire et solide puisse-t-elle être, repose donc aussi sur le travail d’un tiers invisible et pourtant présent, appelé aussi témoin : l’Esprit. C’est celui que l’on prend à témoin, que l’on invoque dans le secret; une forme de tiers garant de la présence de l’action divine, le mystère trinitaire est ici affleurant[3]. Comme si le travail permanent de Dieu au cœur des croyants avait besoin d’une source continue, plongeant au cœur du mystère de la Rédemption, pour en transmettre la sève.

 

Au cœur de la posture de témoin, il y a donc un travail de l’Esprit. Ce qui fait un témoin n’est pas que de l’ordre d’une présence au bon moment et au bon endroit, de la chance et de la responsabilité d’assister à un événement notable, d’être inscrit dans une succession dûment reconnue, dans une position sociale valorisante ou dans une culture orale. Ce qui fait un témoin c’est l’Esprit de Dieu qui rend perceptible le souffle de vie, de résurrection, d’espérance, dans une situation donnée. Le témoin l’est à la lumière de ce que sa conscience, éclairée par l’Esprit, lui permet de voir et de comprendre. Sans ce témoignage intérieur de l’Esprit, l’humain serait-il à même de tourner la tête, de voir et d’entendre la Parole du Christ, l’appel à suivre les traces du Bon Samaritain ? Vous l’aurez compris, cette œuvre de l’Esprit est essentielle. C’est Dieu lui-même qui peut faire de chacun de nous des témoins, quelles que soient nos situations de vie, nos formations, nos actions ou nos convictions. Être témoin c’est écouter l’Esprit nous parler, ôter les écailles de nos yeux pour voir là où le Fils est présent, dans la proximité paradoxale d’un témoin qui voit… sans toujours bien voir.  L’Évangile est ici un utile rappel pour ne pas oublier ses myopies : « Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou en prison, sans venir t’assister ? » (Mt 26, 44).

 

 

  1. Le témoignage : une vie qui se met à l’épreuve

 

Fort de ce que nous venons de saisir de la situation de témoin, nous pouvons dire que témoigner ce n’est pas raconter sa vie ou disserter sur une conviction profonde. Ce n’est pas non plus plaider pour une cause ou l’autre. Si le témoin est appelé à la barre, il n’est ni procureur, ni avocat de la défense, même s’il doit imaginer pouvoir répondre aux questions des deux ! Le témoignage c’est comparaître pour construire un vivre en semble avec le Christ; le témoignage c’est une vie qui se met à l’épreuve. Et l’épreuve n’est pas celle d’une mise en scène, d'un concours de rhétorique ou d’un dévoilement de soi, mais celle d’offrir quelque chose de son existence pour célébrer la vérité. « Le vrai témoin, loin d’occuper le lieu du savoir, est soumis à la Parole en laquelle il a foi.[4]» D’ailleurs ce n’est pas un hasard que le mot témoin soit devenu, dans l’Église primitive, le synonyme de martyr. La confession de la foi au Christ, peut devenir un engagement à suivre un chemin qui mène au rejet et à la souffrance. Les chrétiens d’Orient en savent quelque chose, comme tant d’autres hommes et femmes qui ne bénéficient pas de la liberté religieuse.

 

À l’échelle de la chrétienté occidentale sécularisée où nous sommes situés, les enjeux du témoignage peuvent paraître plus anecdotiques et son exercice plus banal. Il n’en est rien. Le rejet n’est certes pas aussi radical qu’en Orient, mais il est latent ; il a pris la forme connue du soupçon. Il n’est que de penser à la rareté du témoignage chrétien dans l’espace public, alors même que la radicalisation religieuse est au centre de toutes les attentions médiatiques et politiques. La difficulté du témoignage dans l’espace médiatique, dominé par les logiques d’adhésion, via la publicité ou par les logiques d’immersion affective, via la 3D et la « peoplisation », cette difficulté tient au langage et à la posture spirituelle du témoignage. Le témoignage ne cherche pas d’abord l’adhésion, mais il offre une adhérence à la vie… via le langage. N’est-ce pas précisément ce que les SMS et autre WhatsApp offrent à une génération en pleine crise du sujet ? Les échanges numériques pair à pair[5] permettent d’adhérer à la vie (sans doute une vie largement virtuelle), alors même que celle-ci devient de plus en plus difficile, que naît la tentation de disparaître de soi[6], de se délaisser de l’effort d’exister.

 

Dans cette crise du sujet que traversent nos sociétés, nous sommes tout près du sens et de la fonction du témoignage. Le témoignage est de nature dialogale. Comme le dote avec finesse Antoine Vergotte, « on ne possède pas son identité de témoin, mais on la produit dans l’échange[7] ». Ce dont précisément les Occidentaux ont besoin : un espace de parole qui permette l’échange. Celui-là même que le témoignage peut contribuer à créer.

Cet espace de parole où se construit l’identité se déploie autour de trois instances : le « je » de l’émetteur, le « vous » des destinataires, le « toi » de cet Autre qui me fait naître à moi-même dans la confiance. C’est ici que se fonde la nature non narcissique du témoignage : dans la possibilité d’un lâcher-prise devant le risque de la parole publique, qui s’appuie non tant sur une bienveillance du public que sur une acceptation inconditionnelle du tiers garant, cet Autre (m’)aimant dans la figure du Fils. Autrement dit la sincérité du témoignage n’est une vertu qu’à condition de puiser à la lucidité d’un regard vrai sur soi.

 

Le témoignage chrétien ne peut dissocier la narration de faits (position de témoin) et la confession de foi (mise en jeu de soi). Pour le comprendre il faut aller joindre la veine juridique[8] à la veine de la construction de soi - et du Soi, développée par Jean Monbourquette[9]- ou celle du dialogue pastoral élaboré dans un 3e cycle des praticiens suisses romand[10]s, ou plus plus récemment celle de la reprise de la notion d’individu[11]. Cette veine christologique trouve des racines bibliques dans le grand livre du témoignage qu’est l’Évangile de Jean. « Il y eut un homme, envoyé de Dieu : son nom était Jean. Il vint en témoin, pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous croient par lui. Il n’était pas la lumière, mais il devait rendre témoignage à la lumière » (Jn 1, 7-8) Le témoignage a pour objectif de faire connaître le Christ aux hommes. Le recourt à l’image de la lumière est parlant à deux titres au moins. D’abord la lumière est l’indice d’un enjeu de révélation, d’irruption de nouveauté. Ensuite la lumière divine se transmet par rayonnement, par manifestations successives. Ce dont témoigne un croyant, c’est d’où il vient, du Christ qui éclaire son chemin et fait sens pour lui. Par son témoignage il devient source de lumière pour d’autres.

 

 

  1. La fraternité : d’exigeantes relations

 

Le témoignage chrétien a toujours un horizon hors de lui-même, de son effectuation, de ses potentialités immédiates. C’est bien ce qui est frappant dans la théologie johannique : le témoignage de Jésus n’est pas une fin en soi, dans une forme d’accomplissement mystique, intemporel et autosuffisant. Autrement dit, Jésus n’est pas la fin du témoignage, mais son icône toujours à reprendre, à redessiner; il s’inscrit lui-même dans le jeu du témoignage. Il y a celui de Jean le baptiste, mais rajoute-t-il : «Je possède un témoignage qui est plus grand que celui de Jean: ce sont les œuvres que le Père m’a donné à accomplir ; je les fais et ce sont elles qui portent à mon sujet témoignage que le Père m’a envoyé » (Jn 5, 36). Il y a là de quoi penser la nature du témoignage chrétien. Il s’inscrit dans une relation à un tiers, le Père, origine de l’humanité, vers qui le Fils trace le chemin, dans sa vie concrète. Ce chemin du Fils, préparé par le témoignage de Jean le baptiste, rassemble des disciples, dans une fraternité apostolique, aux relations exigeantes.

 

Comment traduire cette dynamique dans le cadre du témoignage chrétien, tel qu’il se (s’im)pose à nous aujourd’hui, en modernité sécularisée ? Je propose l’interprétation suivante : le procès eschatologique et cosmique que la venue du Christ johannique fait avancer de façon déterminante peut être relu comme le procès d’une humanité invitée à vivre en fraternité renouvelée, sous peine d’imploser (reprise du thème du jugement). Les témoignages déterminants sont ceux qui se déploient sous la lumière de relations nouvelles, portées par des horizons (œuvres) vraiment incarnés, des témoignages qui font du « nous » avec du «on». Comme le note Jean-Marc Chappuis : « Le dire de soi est communautaire [12]». Le passage du « on » au « nous » est l’horizon même que vise le témoignage.

 

 Je vois quatre dynamiques de fraternité (adelphotes) que le témoignage chrétien peut attester et qui disent chacune la richesse des liens au coeur de la « famille de Dieu » (Eph, 2.19). Elles ne sont pas en opposition, mais en complémentarité ; aucune ne peut répondre à toute la diversité des registres de la fraternité, mais chacune porte en elle des éléments essentiels. L’idée ici n’est pas de les décrire dans le détail, mais d’esquisser leur potentiel à partir d’un exemple biblique, laissant au lecteur le soin de tisser les indispensables actualisations, jusque et y compris dans l’espace public[13] et dans ses implications interculturelles et interreligieuses[14].

 

Fraternité d’une dignité restaurée

Un récit fameux de l’Évangile de Jean brosse la rencontre de Jésus avec une femme de Samarie. De cette rencontre inattendue nait un mouvement de fraternisation, de rapprochement entre des hommes et des femmes de deux religions antagonistes, juifs d’un côté, Samaritains de l’autre. La Samaritaine, unique témoin d’une parole qui la touche au plus profond de son identité, fait passer ses auditeurs du «on » (« celui qu’on appelle le Christ ») au « nous » (« Ce n’est plus seulement à cause de tes dires que nous croyons »). En restaurant sa dignité de femme, Jésus fait d’elle le moteur d’une dynamique de fraternisation dans sa communauté. Je ne peux pas ici ne pas mentionner le témoignage que livre le pasteur franco-suisse Antoine Schluchter[15], d’autant que son écho médiatique montre qu’il est possible d’être témoin dans l’espace public. Son dernier livre atteste d’une fraternité large, non confessionnelle autour de ce qui « fait tenir debout, hors de la haine », après un drame terrible. En résumé la nature de cette fraternité n’est pas celle du sang mais de l’humanité partagée, restaurée : « Chaque fois que vous avez fait cela à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait « (Mt, 25, 40)

 

Fraternité de baptisés, témoins nouveaux

Dans le livre des Actes, de nombreux récits permettent de voir comment les premiers disciples voient de nouveaux témoins se joindre aux communautés naissantes, mais aussi que ces témoignages ne sont pas toujours bien reçus, tant s’en faut. Entre l’eunuque éthiopien qui se convertit suite au témoignage du diacre Philippe et le récit du martyr d’Étienne, il y a une différence de « résultat » mais pas de perspective. Les deux témoignages tendent à faire basculer le christianisme naissant vers l’ouverture aux non-juifs, dans une fraternité jusqu’ici inconcevable. La force de leur témoignage est de partir d’un héritage, d’un socle commun (le texte des Écritures) qu’ils vont relire à l’attention de leur auditoire. Le passage du « on dit que », au «nous sommes invités » est frappant dans les deux situations de ces témoins héritiers.  Ce passage se fait par un « je » inscrit au cœur même du témoignage. « Je contemple les cieux ouverts… » dit Étienne, « je te baptise » a dû dire Philippe à l’eunuque. Le témoignage de l’un et de l’autre déplace les frontières religieuses et culturelles de ce temps pour accueillir de nouveaux témoins de la foi. Toute proportion gardée, le témoignage d’un Jean-Claude Guillebaud[16] relève pour une large part de cette fraternité. Il est un témoin héritier de l’actualité de la subversion de l’Évangile. Le philosophe qu’il est n’est pas sûr d’avoir la foi. « Mais je crois profondément que le message évangélique garde une valeur fondatrice pour notre temps. Y compris pour ceux qui ne croient pas en Dieu[17] ».  Les incroyants sont inclus dans la fraternité que son témoignage dessine. En résumé, la nature de cette fraternité se déploie et se mesure dans le temps long, elle s’exprime, entre autre par l’estime mutuelle[18].

 

Fraternité du Christ reconnu

La fin de l’Évangile de Luc rapporte l’étonnant récit des pèlerins d’Emmaüs. (Lc, 24, 13-35) Ce texte tourne autour de la reconnaissance du ressuscité. Emblématique s’il en est et placé à la fin de l’Évangile, il vient comme sceller la communauté des témoins du Vivant. Le témoignage des pèlerins est fort, personnel et à ce titre légitime : ils ont reconnu Jésus. Il y a là un témoignage irréfutable. Soit, mais via un pôle mystique ici bien présent : la reconnaissance s’est faite par un simple geste, aussi anodin qu’essentiel. En fait une révélation, le mot n’est pas trop fort, qui passe par le chemin d’un partage, la fraction du pain, qui ouvre leurs yeux. Leurs auditeurs, fussent-ils les apôtres, ont quelque peine à en tirer une conclusion définitive, irréfutable (La finale de Marc[19] et Luc s’opposent sur l’aspect convainquant de leur témoignage). Quand Jésus est à nouveau présent et reconnu, le « on a reconnu Jésus » devient un « nous l’accueillons » au milieu de nous. La confession ouverte des pèlerins d’Emmaüs construit une fraternité de frères reconnaissants, en leur centre, la présence mystérieuse et inattendue du ressuscité, ce que le texte de Luc raconte ensuite, dans le récit de l’apparition. En résumé la nature de cette fraternité est sacramentelle, au sens de mystérieuse. A la différence de la précédente, elle ne se mesure ni ne se déploie dans le temps chronologique. Elle est donnée dans et par le Christ, dont l’on reconnaît mutuellement la présence.

 

Fraternité de l’intelligence renouvelée

Un témoignage peut prendre la forme d’un livre. Celui de l’apôtre Paul aux Romains prend celle d’une lettre, dont le cœur, les chapitres 9 à 11, est un vibrant témoignage adressé aux païens convertis et aux judéo-chrétiens, « mes frères ceux de ma race selon la chair… de qui est issus le Christ ». Quel est le sens de la vocation d’Israël, si la justice est donnée dans le Christ ? Son propos est une reprise d’une dialectique déjà connue au travers des témoignages du Premier Testament, celle de la promesse faite à Abraham et à ses descendants. Quel sens a-t-elle ? La réponse de Paul passe par l’image de l’olivier franc sur lequel sont greffées des branches de l’olivier sauvage. Si la promesse est pour tous, Dieu n’a pas rejeté Israël. Pour éviter que les Romains ne se divisent en deux communautés,  Paul les invite à une fraternité de l’intelligence renouvelée (12, 2). À la différence du témoignage des Pèlerins d’Emmaüs qui apportaient aux apôtres une information, un absolu au-delà duquel on ne peut pas remonter, Paul ne fait ici « que » proposer une reprise. Ce n’est pas pour autant un témoignage secondaire, l’histoire l’a montré... Si les faits qu’il met en perspective sont connus de tous, le discours est nouveau. Pour conclure, cette fraternité de l’intelligence renouvelée est donc spirituelle. Pas besoin de vivre ensemble, d’appartenir à une même communauté religieuse pour en être. Ici c’est l’héritage de la promesse qui rassemble[20]. Sa racine théologique est la filiation par adoption (Rm 8, 15).

 

 

4. La comparution : témoin, seulement, mais pleinement 

 

Finissons par un bref regard sur la comparution, à savoir ce moment où le témoignage se donne, pour construire l’être ensemble, ce moment où le témoin risque une parole, un geste, pour qu’advienne une fraternité nouvelle. Nous avons souligné au début de cet article que le témoin pouvait devenir juge, ce qui risquait d’empêcher le procès d’être celui d’une humanité renouvelée. S’il est un hommage que je peux rendre à Gérard Pella, c’est bien de n’être jamais passé du témoignage au jugement. Quel est le cadre de cette économie ? Il se résume en une expression : témoin, seulement, mais pleinement[21]. Vouloir être plus que témoin, s’est risquer de prendre une autre place, qui se construit aux dépens des auditeurs et du procès en général. Ne pas être pleinement témoin revient à prendre à la légère la confiance que le Christ fait à ses disciples. L’image du témoignage comme un pont qui relie deux rives le dit à sa manière. Être seulement témoin, c’est laisser ses auditeurs traverser eux-mêmes le pont. Être pleinement témoin, c’est relier de façon solide les deux rives. Reprenons rapidement ces deux aspects.

 

Une parole qui met l’auditoire en mouvement

Être seulement témoin, qu’est-ce à dire ? C’est choisir clairement l’une des deux dimensions (herméneutiques[22]) du témoignage où s’inscrire. Soit l’on part d’un absolu (une expérience originelle, unique, non discutable), en deçà duquel il n’est pas possible de remonter (je → il/vous) et qui est proposé par la narration à une interprétation ouverte ; soit, l’on propose la reprise d’éléments accessibles, discutables et connus de tous, dans un discours-témoignage nouveau (il → je/vous) et/ou personnel. Faire les deux à la fois revient à ôter à son auditoire toute place où il peut librement se situer. En clair cela correspond aux deux impasses suivantes : soit « mon expérience, ma conviction ne se discute pas et mon témoignage vous explique pourquoi » (je → je) ; soit « je vous propose une (re)relecture croyante et personnelle, qui revêt la forme d’une expérience non discutable» (je → je). Dans les deux cas, le « il/vous » n’a pas sa place, le témoignage fonctionne en boucle fermée. C’est faire comme s’il n’y avait plus de distance à franchir, de rive à atteindre par une traversée personnelle. En résumé, être seulement témoin c’est permettre à l’auditoire de se mettre en mouvement lui-même et de traverser le pont, librement, volontairement.

 

La bonne personne, au bon endroit, au bon moment

Être pleinement témoin qu’est-ce à dire ? Cela signifie être la bonne personne au bon endroit, au bon moment. Reprenons l’image du pont. Le témoin joue un rôle de pont entre deux rives qu’il doit pouvoir relier pleinement c’est-à-dire solidement, de façon fiable. Dans le témoignage chrétien, les deux rives sont cardinales : d’un côté le Christ, questionné, absent, cherché; de l’autre le Christ présent, parlant. Le témoin n’est pas le Christ, mais il peut y conduire, en porter des traits, en apporter de la lumière... par son témoignage. Comment ? Il existe fondamentalement deux natures de ponts. Les ponts extérieurs qui comblent une distance et ceux intérieurs, qui permettent de (re)vivre dans son unité profonde, spirituelle.

 

Les ponts extérieurs sont fondés sur le temps chronologique. Le témoignage comble la distance entre un passé et un présent ; il est le maillon manquant, une forme de « preuve matérielle ». Techniquement c’est le témoin oculaire. Bibliquement c’est le lien avec le témoignage apostolique et scripturaire, qui fonctionne comme passerelle avec les commencements. Les ponts intérieurs sont fondés sur le temps narratif.  Par sa narration même, le témoin donne l’exemple d’une unité profonde – de vie et de foi- entre ce qu’il a reçu et ce qu’il est aujourd’hui. Techniquement c’est le témoin se portant garant des bonnes mœurs de l’accusé (de sa non-duplicité, de son unité profonde). Bibliquement c’est le lien du Fils oeuvrant par le Saint-Esprit. Il y a continuité entre (la foi) les origines et le temps présent.

 

Pour être pleinement témoin, il faut donc discerner dans quel temps prioritaire se place son témoignage : le temps chronologique ou le temps narratif ?  Si ce travail n’est pas fait, il a y risque d’être un « demi-témoin », c’est-à-dire de jouer sur plusieurs tableaux, sans assumer pleinement et entièrement une place, celle dans laquelle nous sommes personnellement, hic et nunc. Or l’appel que le Christ adresse à être ses témoins, tel que les Écritures l’attestent, se fait dans une vraie diversité. Les femmes au tombeau ne sont pas les disciples dans la chambre haute, la Samaritaine n’est pas parmi les pèlerins d’Emmaüs, Pierre n’est pas Paul. Le témoignage de chacun est indispensable, mais sa fidélité ne peut pas s’exprimer de la même façon. Si Paul n’avait pas pleinement été fidèle à sa position de témoin de la foi, dans le temps narratif de la confession du crucifié ressuscité, il n’aurait pas eu le souci, le besoin, la liberté, d’aller à Jérusalem, rencontrer Pierre, les autres apôtres et les anciens. Et si Pierre n’avait pas attesté, comme apôtre, du changement, chronologiquement situé et validé, que constitue l’ouverture du salut aux païens, les judéo-chrétiens n’auraient pas accepté cette évolution.

 

Un témoignage se prépare

Dans quelle situation sommes-nous ? Celle des disciples d’Emmaüs ? De la Samaritaine ? De Paul ? De Pierre ? Être témoin, seulement, mais pleinement, correspond donc à un travail de discernement, tant sur la place que l’on occupe comme témoin que sur la nature du pont que nous pouvons offrir et sur les formes de fraternité que nous pouvons espérer nourrir. Pour se préparer à rendre témoignage, il y a lieu de se poser les questions décisives évoquées dans cet article. La force et la clarté de notre témoignage dépendent directement des réponses, contextuelles et temporaires, que nous pourrons esquisser à ces questions.

 

Pour faciliter cette étape, nous invitons nos lecteurs à travailler avec une version du logiciel ContactGPS@[23], adapté à cette problématique : contactgps.ch/GPS_temoignage. Elle regroupe les questions essentielles et les articule avec les différentes formes de fraternité mises en avant, sous la forme d’une carte symbolique où est situé l’utilisateur du GPS. Elle lui donne enfin quelques pistes concrètes pour se préparer.

 

[1] Organisée par la Maison de Crêt-Bérard en Suisse : www.petites-ecoles.ch

[2] Paul Ricoeur, « Le témoin témoigne pour quelque chose ou quelqu’un qui le dépasse ; en ce sens, le témoignage procède de l’Autre ; mais l’engagement du témoin est aussi son témoignage… », L’herméneutique du témoignage, in Le Témoignage, éd. E. Castelli, Aubier, Paris, 1972, p. 55s

[3] Note de la TOB : « L’Esprit de vérité (…) assure l’intelligence profonde du Christ », note K, p. 2609

[4] « Le témoignage appartient au sacrifice attestant de la transcendance qui interpelle le je », Antoine Vergotte, L’avènement du je, in Le Témoignage, Ibid, p. 489

[5] Pour certains appelés réseaux « d’ami à ami » (friend-to-friend)

[6] Titre de l’essai du sociologue David Le Breton, Disparaître de soi : une tentation contemporaine, Métailié, Paris, 2015

[7] IbidOp. cit, p. 489

[8] Ce que fait Antoine Vergotte quand il écrit : « On aurait bien tort de vouloir comprendre la structure du témoignage en prenant appui sur le modèle juridique. Car le témoignage judiciaire ne prend pas la parole pour sa valeur de subsistance autonome, mais pour sa fonction d’indice de fait. En réalité, un procès tend, dans la mesure du possible à éliminer la parole ibid, p. 489

[9] De l’estime de soi à l’estime du Soi, De la psychologie à la spiritualité, Novalis, Ottawa, 2002

[10] Se dire en vérité, éd. Jean-Marc Chappuis, Labor, Genève, 1988

[11] « Si l’être humain naît individu biologiquement, il est appelé à le devenir existentiellement (…) C’est dans la sphère religieuse de l’existence que la notion d’individu prend tout son sens. L’individu est tel essentiellement dans son rapport à Dieu, et pas avec n’importe quel Dieu, mais avec le Dieu qui s’est incarné non pas dans l’humanité en tant qu’espèce, mais dans un individu, Jésus de Nazareth, celui dont les Évangiles rapportent qu’il a rencontré des individus face-à-face, chaque fois comme des êtres uniques, comme des prochains », in François Dubois, L’Église des individus, un parcours théologique à travers l’individualisme contemporain, Labor, Genève 2003, p.438

[12] Ibid, p .7

[13] A lire, parmi d’autres : Catherine Chalier, La Fraternité, un espoir en clair-obscur, Buchet & Chastel, Paris, 2004 ; Régis Debray, Le moment fraternité, Gallimard, 2010

[14] Abdenour Bidar, Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel, Paris, 2015

[15] En traversée, De la perte au procès. De peine et de paix, Favre, Lausanne, 2016 et Je te salue Marie, ma fille, 19 ans, un jour et l’éternité, Favre, Lausanne, 2014

[16] Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, Paris, 2007

[17] Ibid, p.23

[18] « Que l’amour fraternel vous lie d’une mutuelle affection ; rivalisez d’estime réciproque », Rm 12 10

[19] 16, 13 : « Eux non plus on ne les crut pas »

[20] « Fils, vous l’êtes bien : Dieu a envoyé dans nos cœurs l’Esprit de son Fils, qui crie : Abba – Père ! Tu n’es donc plus esclave, mais fils ; et comme fils, tu es aussi héritier : c’est l’œuvre de Dieu ». Gal, 4, 6

[21] Je dois à André Dumas cette formule superbe qu’il avait utilisée lors d’une interview à la Radio Télévision Suisse pour parler des protestants ; elle se retrouve dans son livre : Protestants, Les Bergers et les Mages, Paris, 1987, pp. 13-18.

[22] Paul Ricoeur, op.cit., pp. 35-61, en particuliers les pages 53s.

[23] C’est un logiciel que nous avons développé depuis plusieurs années. Une version autour des 4 évangiles a été primée par la Société de Bible du Canton de Vaud en 2014  http://gps.contactgps.ch/rungps/0ZXTJOLAIP